– 9 novembre 2022
Quand Apollinaire enlève corsage et jupons chez Drouot
Vente d’une importante réunion des manuscrits publiés sous le pseudonyme de Louise Lalanne, dans une belle reliure de Paul Bonet chez Drouot, ce jeudi 10 novembre 2022 à Paris.
Sous mosaïque de maroquin vert foncé, la maison de ventes Drouot propose à Paris un rare manuscrit autographe signé Louise Lalanne, Littérature féminine et Poèmes de Louise Lalanne, 1909: 41 pages in-8 montées et insérées dans des feuilles de papier fort, plus des pages extraites de revues. Le tout est relié en un volume in-8, relié maroquin vert amande, dos et plats ornés de filets noirs formant des rectangles encadrant une étoile d’or, laissant au centre du premier plat un grand rectangle orné d’une composition de filets noirs et filets dorés, les uns et les autres rayonnant avec mosaïque de maroquin vert foncé, havane et orange, doublures et gardes de papier or et argent, tête dorée, chemise et étui de sous la main du relieur Paul Bonet.
« Le décor d’une reliure doit être une synthèse décorative du livre, se tenir à la limite de l’abstrait et du concret, prendre au premier ce qu’il a de hautement spirituel, mais en le tempérant de concret, afin d’éviter l’impersonnel », écrivait le célèbre et très méticuleux relieur Paul Bonet (1889-1971), artiste et technicien du livre moderne à l’aise avec son temps qui a accompagné les grands courants artistiques de l’art français du XXème siècle, Art nouveau, cubisme, Art déco, surréalisme, abstraction géométrique etc. Celui qui se qualifiait d’« essayiste de la reliure » réalisa des reliures pour des publications sur l’art, la littérature et l’histoire des idées en France dans un style qui multiplie les formes irradiantes, les spirales, les volutes ainsi que des géométries de mosaïques. Il se rendit célèbre auprès des bibliophiles par ses reliures d’art faites à la main, avec notamment son magnifique cartonnage pour « Calligrammes », ses reliures pour « Le Poète assassiné » et d’autres ouvrages de Guillaume Apollinaire.
Inventer une femme… Pourquoi et comment Apollinaire se mit-il à porter perruque, corset et jupons? Philippe Bonnet en donne explication dans l’une de ses chroniques: « Eugène Montfort qui dirigeait la revue Les Marges, raconte qu’à l’origine, il cherchait une femme pour écrire sur la forte éclosion des femmes écrivains et plus particulièrement sur le produit de leur plume. Il échoua à convaincre Madame de Noailles qui le reçut allongée sur un divan en se récriant qu’elle se ferait « arracher les yeux » si elle critiquait ses consoeurs. Il ne rencontra pas plus de succès auprès de Colette Willy qui lui fit savoir qu’elle jugeait « arbitraire » toute espèce de critique. C’est alors qu’il vint à l’écrivain français Eugène Montfort, en 1909, la drôle d’idée « d’inventer une femme » et de contacter dans cet objectif Guillaume Apollinaire dont le « talent très souple » lui était « familier ». Eugène Montfort ne se souvient pas comment le pseudonyme Louise Lalanne a été choisi. Seule explication possible mais impossible à vérifier : la ville de Nice fit venir à la toute fin du 19e siècle un certain l’abbé Lalanne afin qu’il répliquât à Cannes le collège Stanislas que devait fréquenter Apollinaire. Cette hypothèse est à prendre avec des pincettes mais… »
Pour la revue Les Marges, Apollinaire va donc tenir une chronique de Littérature féminine qu’il signera du pseudonyme de Louise Lalanne, de janvier à octobre 1909 ; pour donner plus de personnalité à cette femme de lettres, Les Marges et deux autres revues publieront des poèmes de Louise Lalanne. La supercherie sera révélée dans Les Marges de janvier 1910 : « Louise Lalanne ce n’était pas son véritable nom et, en réalité, elle était du sexe masculin. Une célèbre dame de lettres à laquelle nous avions demandé de parler ici des livres de femmes, nous donna l’idée de le faire nous-mêmes, en nous affirmant qu’une femme ne se risquerait jamais dans cette entreprise périlleuse. Nous connaissions le souple et intelligent talent de Guillaume Apollinaire. Nous lui demandâmes s’il consentirait à se déguiser en femme pendant quelque temps. L’idée l’amusa et il accepta. Mais les meilleures plaisanteries sont les plus courtes. Et puis, une critique, même fantaisiste, de la littérature féminine, vraiment cela ne peut avoir qu’un temps… Aujourd’hui Guillaume Apollinaire enlève sa perruque, son corsage et son jupon. » Nous avons ici le manuscrit de quatre (sur cinq) des chroniques de Littérature féminine de Louise Lalanne, la plupart écrites au dos d’ordres de bourse de la Société Générale de Banque. On relève de nombreuses ratures et corrections, et des variantes par rapport au texte publié. Et sa plume avait du nerf! « Louise Lalanne se permet quelques accents féministes; mais ils ne sont pas non plus étrangers à Apollinaire quand il écrit sous son nom », communiquait Madeleine Boisson lors du colloque « Apollinaire en son temps » (1990).
• Littérature féminine (12 pages). Premier article, publié en janvier 1909. « Jamais je n’eusse songé qu’un jour on me prierait de dire ce que je pense des livres féminins de plus en plus nombreux. […] je me suis mise un jour à faire des vers parce que cela me plaisait, parce qu’ils me venaient naturellement et peut-être aussi parce que je m’ennuyais. […] En somme, il y a en ce moment parmi les femmes quelques écrivains de génie. Je parlais plus haut de Mme de Noailles et je lui garderai toujours une grande reconnaissance pour m’avoir révélé un nouvel et immense océan de poésie […] Et malgré cette reconnaissance j’en veux un peu à Mme de Noailles de se soucier tellement de ressembler aux classiques. […] J’éprouve la même chose avec Gérard d’Houville […] Mais je ne crois pas que Colette Willy ait moins de talent qu’elles, mais elle me fait peur. Je la sens bien française, mais elle m’étonne comme les Américaines lorsque j’en rencontre. Je me dis qu’elle doit être charmante, mais trop indépendante. […] Judith Gautier et Marcelle Tinayre qui sont très savantes me font l’effet de s’efforcer à paraître des hommes. Je les trouve trop peu femmes. Il me semble qu’elles sont de l’Institut ou conservateurs de Musée »… Mais quant à Renée Vivien, « ses vers et sa prose ont une pureté idéale, une sensualité immatérielle qui me fait songer aux lis dont le parfum est si violent ». L’article s’achève sur une virulente critique d’Aurel…
• Littérature féminine. Colette Willy, Lucie Delarue-Mardrus (15 pages). Second article, publié en mars 1909. Bel éloge de Colette et des Vrilles de la vigne, et virulente critique de Lucie Delarue-Mardrus et son Marie fille mère, « roman aussi misérable que l’héroïne ».
• Littérature féminine. Jane Catulle-Mendès (5 pages). Troisième article, publié en mai 1909. Éloge de Mme Jane Catulle-Mendès : « Il n’y a pas en ce moment parmi les hommes de poète aussi noble, aussi purement émouvant, que cette enchanteresse »… En post-scriptum, Louise Lalanne rabroue vertement André Ruyters qui l’avait prise « grossièrement à partie ».
• La Littérature féminine jugée par deux hommes (6 pages). Quatrième article, publié en juillet 1909. À propos des ouvrages de Jules Bertaut, La Littérature féminine d’aujourd’hui, et de Jean de Bonnefon, La Corbeille des roses ou les dames de lettres. Le cinquième et dernier article, d’octobre 1909, sur Marcelle Tinayre, ne figure pas ici. Suivent 3 poèmes de Louise Lalanne, parus dans Les Marges du 15 mars 1909 (n° 14), chacun sur une page et chacun signé « Louise Lalanne » ; ils seront recueillis en 1925 dans Il y a, mais seule Chanson serait d’Apollinaire, les deux autres devant être attribués à Marie Laurencin.
(Lot 71. Estimation 8.000 -10.000 euros.)
Lors de ces enchères, il est également proposé un second manuscrit autographe signé Guillaume Apollinaire, La Vie anecdotique – Hymne de la Société des Nations. – Le Tabac août 1918 (Lot 72. Estimation 1.500 – 2.000 euros.) Il s’agit d’une des dernières chroniques de La Vie anecdotique, parue le 16 août 1918. La Vie anecdotique, rubrique de « La Revue de la quinzaine » du Mercure de France, fut créée pour Apollinaire à partir d’avril 1911. Il la tint à l’encre noire jusqu’à sa mort, au dos de feuillets d’abonnés à la revue L’Action.
Dominique Legrand
« 500 ans de lettres et manuscrits autographes » , Jeudi 10 novembre 2022, 14:00, Salle 4 – 9, rue Drouot – 75009 Paris
Apollinaire en 1909 à l’époque de Louise Lalanne, archives Charmet / Brideman Images; D.R


– Série Eté apollinarien 4/4, 14 septembre 2022
Apollinaire aux « Cercles de la Baronne »
Quartier des Arts à Paris, les galeries Le Minotaure et Alain Le Gaillard présentent l’exposition « Les Cercles de la Baronne » racontant l’histoire insolite d’Hélène d’Œttingen et de ses liens avec les avant-gardes de l’époque, notamment avec les cubistes, les futuristes, certains représentants du mouvement dada et les futurs surréalistes. Et Guillaume Apollinaire!

Imaginez-vous dans un salon, 229 boulevard Raspail. Une aristocrate russe vous accueille. Apollinaire, Picasso, Modigliani – dont l’élégante baronne collectionnait notamment les œuvres – débattent avec acharnement cubisme et futurisme. Ils font cercle autour de la Baronne d’Œtttingen arrivée en 1902 d’Ukraine avec son cousin le comte Sergueï Nikolaïevitch Yastrebzov auquel Guillaume Apollinaire octroiera le pseudonyme de Serge Férat, tous trois en relation d’amitié et de travail entre 1912 et 1918.
Dans le Paris russe de la Belle Epoque, sans ambages mais avec les moyens nécessaires, c’est de toute l’avant-garde artistique dont elle devient la mécène. Se croisent dans son salon artistico-littéraire à la table toujours ouverte, Archipenko, Zadkine, Survage, Braque, Léger, Matisse, Derain, Vlaminck, Chirico, le Douanier Rousseau, André Salmon, Blaise Cendrars, René Dalize, Birot, Max Jacob… !
Extravagante et fascinante, femme aux multiples visages comme le reflètent ses pseudonymes, – à la fois romancière (alias Roch Grey), peintre (François d’Angibout), poète (Léonard Pieux) – , Hélène d’Œttingen reçoit tous ceux qui auront un nom dans la peinture, la poésie, la littérature ou la musique modernes.
Autant dire que les cimaises des galeries Le Minotaure et Alain Le Gaillard bruissent de conversations fantomatiques , de prises de position enflammées sous l’œil du critique d’art Apollinaire, d’engagements très forts comme ce soutien financier indispensable prodigué lors du séjour du poète La Baule par la Baronne aux yeux clairs pour relancer la revue « Les Soirées de Paris », deuxième série dirigée par Apollinaire et Férat, lieu d’innovations et de sociabilité artistiques entre novembre 1913 et juillet-août 1914, la déclaration de guerre stoppant net la publication.
Entre ses amants, ses amis, ses artistes, la Baronne déploie un sacré caractère! Et un œil « reliant les unes aux autres des intelligences disparates » comme remarquait Jean Cocteau. Ses choix se reflètent au Minotaure, à l’adresse même de l’ancienne librairie dont la galerie dirigée par Benoît Sapiro a conservé le nom pour mettre en valeur les artistes russes et d’Europe centrale de la première moitié du XXe siècle.
Des origines de la Baronne aux rythmes colorés de Léopold Survage, de la Section d’Or à la sculpture d’Archipenko, c’est une exposition-roman fleuve en soi où l’on retrouve Sonia et Robert Delaunay, Serge Férat le peintre et ses études pour « Les Mamelles de Tirésias », Gontcharova, Irène Lagut, Larionov, Fernand Léger, Marcoussis, Francis Picabia, … tout comme une statuette féminine du peuple Luba (R.D.Congo) en regard des figurines de Marie Vassiieff pour qui la marionnette sert le projet de renouvellement artistique, entre futuro-constructivisme et resserrement des liens entre art, artisanat et classes populaires. Dans les années 20-30, Marie Vassilieff a également réalisé une série de poupées-portraits reprenant les traits de Blaise Cendrars, Pablo Picasso, Paul Poiret et … Guillaume Apollinaire.
Rue Mazarine, la galerie Alain Le Gaillard, en totale connexion avec le galeriste Benoît Sapiro, se consacre à ce monde du théâtre (donc à de multiples projets liés à Apollinaire) et aux marionnettes, cette autre expression de la scène qui attire à l’époque de nombreux artistes d’avant-garde élevant l’art de la marionnette au rang d’un art nouveau au sein des révolutions artistiques en cours.
Dominique Legrand
« Les Cercles de la Baronne », exposition jusqu’au 26 novembre 2022. Galerie Le Minotaure 2 rue des Beaux-Arts et Galerie Alain Le Gaillard 9 Rue Mazarine 75006 Paris. Catalogue https://galerieleminotaure.net
Robert Delaunay, Femme allongée sur un tapis, 1920 © Pracusa, 2022 / Robert Delaunay
Alexander Archipenko, Torse féminin, épreuve en terre cuite, c.1910, réalisée avant 1945.


Série Eté apollinarien 3/4, 16 août 2022.
Apollinaire et Francis Poulenc à Glyndebourne
Pour faire rimer vacances et culture sur les traces de Guillaume Apollinaire, direction Glyndebourne dans le Sussex. La célèbre maison d’opéra britannique accueille chaque été un festival unique au monde. Le dress code est digne de Downton Abbey et cet été le programme fait la part belle aux Mamelles de Tirésias : Guillaume Apollinaire et Francis Poulenc sur un plateau d’argent !
Joli doublé ! Composé de La Voix humaine où une femme ne vit que pour l’amour et une voix au bout du téléphone, suivi après l’entracte par Les Mamelles de Tirésias, ce Double Bill clôture en apothéose le festival de Glyndebourne. L’opéra-bouffe de Guillaume Apollinaire repris par Francis Poulenc en 1947 est cette fois follement mis en scène par Laurent Pelly qui outrepasse le « drame surréaliste » pour atteindre la comédie orgasmique complètement dingue. Sur scène, des seins énormes volent comme des baudruches roses, des milliers de bébés arrivent en rangs serrés expulsés d’une machine qui ne connaît pas les douleurs de l’enfantement et la métamorphose transgenre Thérèse/Tirésias hisse le pavillon du féminisme avec verve dans une opulence visuelle qui ne dépare nullement le texte originel.
Revenons aux sources : « En 1916, le poète Pierre-Albert Birot demande à Apollinaire d’écrire pour sa revue SIC un drame excluant « l’odieux réalisme ». Les Mamelles de Tirésias sont représentées le 24 juin 1917, avec des décors de Serge Férat et la musique de Germaine de Surville, résume Gérald Purnelle, spécialiste d’Apollinaire et président de l’AIAGA. Ce « drame surréaliste » repousse l’imitation de la réalité et la création de symboles et mêle l’avant-garde et le théâtre populaire — la farce, la revue, le théâtre musical. Avec fantaisie, il « met en relief» le problème de la repopulation de la France. Il vise à la « synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature » qu’Apollinaire prédisait dans sa conférence L’Esprit nouveau et les poètes en 1916. La pièce, qui provoque un certain scandale et des réactions contrastées, est publiée en janvier 1918. »
Poulenc, le musicien d’Apollinaire
« Si l’on mettait sur ma tombe Ci-gît Francis Poulenc, le musicien d’Apollinaire et Éluard, il me semble que ce serait mon plus beau titre de gloire », écrivait le fils d’industriel dont l’entreprise de produits chimiques deviendra Rhône-Poulenc. Dès 1918, les compositions du jeune musicien commencent à le faire connaître. Poulenc fréquente les artistes d’avant-garde, rencontre Cocteau et Diaghilev. Il se joint aussi aux réunions de jeunes compositeurs autour de Darius Milhaud: le Groupe des Six. Poulenc a composé près de deux cents mélodies, la plupart pour voix et piano, d’autres pour orchestre de chambre ou grand orchestre, sur des textes de Jean Cocteau, Paul Eluard, Max Jacob, Guillaume Apollinaire… Des mélodies de Poulenc, cet équilibriste de la prosodie aussi inspiré par l’éléphant Babar que par les composition d’Apollinaire (Banalités, Mélodies sur les poèmes de Guillaume Apollinaire, Calligrammes, Le Bestiaire …) Cocteau dira : « La particularité de Poulenc, c’est de mettre le texte en évidence, se demandant si le texte ainsi chanté n’est pas la seule forme possible de déclamation d’un poème ».
Francis Poulenc (1899-1963) fut d’abord cet artiste agréablement « français », léger dans la clarté et son sens de la mesure, sa sensualité, son humour. Les influences perceptibles dans son style sont celles de Satie, Auric, Chabrier. Il développe un sens inné de la mélodie comme totalité, comme courbe, dans ses proportions et son phrasé. Le tournant décisif est amené par une œuvre modeste, sa première œuvre religieuse, les Litanies de la Vierge Noire (1936) suivie par le grandiose Dialogue des Carmélites (1957) qui sera d’ailleurs présenté l’an prochain à Glyndebourne. Tout d’un coup, Poulenc trouve sa dimension de grand musicien catholique. Il professe alors une espèce de « foi du charbonnier » qu’il se plaît à opposer à son côté « voyou » et libertin.
A la sortie de la guerre, Poulenc choisit le « drame surréaliste » d’Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, pour composer un opéra-bouffe. Les deux artistes eurent à peine le temps de se connaître mais de véritables affinités électives se nouèrent. L’ambiance lors de la création de la pochade à l’Opéra-Comique en 1947 avec Denise Duval est assez houleuse. Toute sa carrière désormais, surtout après la Seconde Guerre mondiale, Poulenc va se structurer et se concentrer autour de la musique vocale et dramatique. Il composera La Voix humaine, première partie de ce Double Bill sur un texte de Cocteau dont la création eut lieu à Paris début 1959.
Le pays d’émerveillement
Sous des salves d’applaudissements en 2022, Les Mamelles de Tirésias c’est le triomphe final de la saison de Glyndebourne. Le pays d’émerveillement de Poulenc/Apollinaire dépasse l’absurdie dans ce lieu incroyable qu’est Glyndebourne où le charme so british joue le premier rôle avec des spectateurs en robe longue et smoking sirotant du champagne entourés de moutons. Les entractes sont longs de 90 minutes pour que l’on puisse organiser son pique-nique avec panier en osier et ombrelles… Tenues chics et vintage exigées !
L’aventure de Glyndebourne a commencé par une love story, quand John Christie rencontre dans les années 30 la soprano Audrey Mildmay. Ensemble, ils vont fonder en 1934 le Festival de Glyndebourne dans une vaste et charmante country house près de Lewes dans l’East Sussex. Auraient-ils imaginé que presque un siècle plus tard, Glyndebourne, – leur demeure, le jardin qui l’entoure et une nouvelle salle de spectacles – allaient devenir l’emblème des festivals d’opéra?
Glyndebourne s’offre en cette fin de mois d’août deux maîtres de la scène contemporaine pour honorer Francis Poulenc: Jean-Jacques Delmotte et Laurent Pelly. Après des études d’architecture à Paris et huit années dans la mode, Jean-Jacques Delmotte s’est tourné vers le costume de théâtre et la danse contemporaine. En 2000, sa rencontre avec le metteur en scène, scénographe et costumier Laurent Pelly connu pour son travail sur le répertoire français et en particulier les œuvres d’Offenbach signe le début d’une longue collaboration entre les deux créateurs dans les plus grandes maisons d’opéra. En janvier 2023, le metteur en scène Laurent Pelly reviendra d’ailleurs à la Monnaie (Bruxelles) pour une nouvelle production de l’opéra Yevgeny Onegin.
Dominique Legrand
Double Bill, diptyque de Francis Poulenc : La Voix humaine (Jean Cocteau) et Les Mamelles de Tirésias (Guillaume Apollinaire). En scène jusqu’au 28 août 2022. www.glyndebourne.com


Série Eté apollinarien 2/4, 8 août 2022.
Apollinaire et Serge Férat à La Baule
Pour faire rimer vacances et culture sur les traces de Guillaume Apollinaire, direction La Baule où le poète séjourna en 1913. Ce mercredi 17 août 2022, une balade commentée parcourt le quartier du Bois d’Amour au gré des maisons d’écrivains, s’arrêtant particulièrement devant les volets verts d’une villa balnéaire : la Villa Printania.
« Cher Guillaume, nous vous attendons – venez au plus vite. Il fait un temps magnifique : grand soleil, grand vent, l’océan à votre disposition dès le matin – villa au milieu de la forêt pour y dormir (…) » Comment résister à une invitation si prometteuse signée Hélène, ce 6 août 1913 ? « Télégraphiez-moi le jour de votre arrivée voici l’adresse : Jastrebzoff Villa Printania La Baule (Loire inférieure) A bientôt j’espère, – bien cordialement Serge ».
Débarquant le 20 août sur le quai de la gare de La Baule, sous le poids de la rupture avec Marie Laurencin, Apollinaire ne s’installe pas au Royal. Villa Printania, ses hôtes sont des amis, le peintre cubiste Serge Férat, né comte Sergueï Nikolaïevitch Jastrebzov (Moscou 1881-Paris 1958), et la cousine de ce dernier, la séduisante baronne d’Oettingen, peintre et écrivain. En pleine mêlée cubo-futuriste parisienne, quelques mois après la publication de son livre Les Peintres cubistes, la Villa Printania, quartier de La Baule-les-Pins nouvellement loti non loin de la plage, devrait être un havre de paix.
Sous toiture en ardoise, la Villa Printania en plan symétrique carré de style chalet Art nouveau a été dessinée en 1903 par l’architecte nantais A. E. Régnier. Implantée dans un jardin, la villa arbore derrière ses volets verts une verticalité radicale chapeautée de belvédères avec toiture en pavillon et garde-corps en bois sculpté. Longtemps isolée car très à l’est du lotissement Hennecart, centre de la station atlantique d’alors, la villa à colombages a été construite le long de la ligne de chemin de fer qui sera dévoyée en 1927. Adossée à la grande dune d’Escoublac, la concession lotie par des investisseurs est donc coupée de la mer dès 1879 par cette ligne de chemin de fer, en une partie dénommée par les villégiateurs Le Bois d’Amour car il y fait bon se promener sous le couvert des pins plantés en nombre pour stabiliser le sable.
Le Russe blanc du cubisme
Serge Férat, peintre, graveur et décorateur russe installé à Paris dès 1900, découvrit Cézanne, Picasso, Braque et s’orienta vers le cubisme sous une palette brillante qui ne refuse pas le découpage. Férat adhère au cubo-futurisme, mouvement spécifiquement russe (Malevitch, Larionov, Goncharova, Tatline) devenu un terme utilisé par la critique parisienne pour désigner le travail des artistes de la Section d’Or (Kupka, Picabia, Léger, Marcoussis, Herbin, Metzinger) ou encore la création de Parade, le ballet de Picasso, Satie et Cocteau. Au Salon d’Automne puis aux Indépendants (1911) où les cubistes s’étaient réunis pour la première fois dans une même salle, le ton du critique Apollinaire, ému par l’esprit héroïque du mouvement cubiste, se fit militant, particulièrement dans L’Intransigeant où il tint la rubrique artistique de 1910 à 1914.
Dans le salon de l’aristocrate russe fréquenté par la baronne d’Oettingen et Guillaume Apollinaire, le futurisme rencontre le cubisme, le surréalisme fait ses premiers pas ; la bohème parisienne trouve un lieu unique d’échanges, de création… et de mécénat. Après le fauvisme, et maintenant grâce au cubisme, le monde visible n’est plus intangible ; pétri sous le pouce du peintre fauve, le voici disloqué, concassé en débris épars que l’artiste recompose selon des lois qui ne sont plus celles de la vraisemblance ou de la logique. Le cubisme remplace la véracité des apparences par des rapports d’harmonies presque mathématiques.
Homme de grande culture et collectionneur passionné, fort d’une amitié indéfectible envers le poète, Serge Férat réalisa aussi le décor et les costumes des Mamelles de Tirésias, «drame surréaliste » créé en juin 1917 au Conservatoire Renée Maubel à Paris, dessins que l’on retrouve aux éditions SIC en 1918. « La veille de la représentation, rien n’était prêt, ni la mise en scène, ni le décor, révèle Pierre Albert-Birot. Le matin du grand jour, Serge Férat fit des miracles à volonté : avec mille épingles, deux cents bouts de papier de couleur et le plein feu de rampes, il avait transformé notre triste plateau en un monde magiquement surréel (…)» (Rimes et Raisons, 1946) C’est encore le fidèle Férat qui signa le dessin de la pierre tombale d’Apollinaire au cimetière du Père Lachaise.
En fait, sans jamais atteindre la reconnaissance des grands peintres cubistes, le travail de Serge Férat qui opta pour la nationalité française en 1918 demeure centré sur le mouvement et le dynamisme plastique (plan, ligne et texture). Ses huiles sur toile d’avant 1914 avouent ce qu’elles doivent à Picasso et à Braque en reprenant les thèmes de la guitare, les arlequins, acrobates, les motifs équestres et natures mortes, à leur technique de la décomposition, à leurs collages, à leur usage du papier journal. Le Russe blanc du cubisme vécut néanmoins de son oeuvre de 1917 (la Révolution russe l’ayant dépossédé de ses biens) jusqu’à sa mort à Paris en 1958.
« C’est la première fois que je vois l’Océan »
Revenons Villa Printania, fin août 1913. Après les heures passées à Villequier à suivre le mascaret de la Seine en compagnie houleuse de Marie Laurencin, tous deux invités par Louise Faure-Favier et son ami André Billy dans l’espoir d’une réconciliation qui ne se fera point, Apollinaire dit s’être ennuyé en baie du Pouliguen : « Le pays est ici très laid, pins et sable, extrêmement pénible pr la marche. Il paraît qu’il y a un monde fou, mais comme la plage a 12 kilomètres de long on dirait qu’il n’y a personne. Nous sommes tout au bout du pays et ce pays est pour ainsi dire sans rues, écrit-il encore à Marie. Je m’embête un peu à cause de la rareté du monde. […] La chaleur est très forte et le soir il fait encore plus chaud à cause des pins qui dégagent beaucoup de chaleur. Le chemin de fer est tout près et le premier train me réveille chaque matin. Je prends un bain de mer à 7 heures du matin. Beaucoup d’énormes méduses. C’est la première fois que je vois l’Océan (…) En somme, le paysage de Villequier était plus fin, plus délicat plus raffiné même, mais ici profondeur lumineuse comme je n’en ai pas encore vu depuis la Méditerranée.»
Bien entendu il y écrit. Quelques vers baulois furent publiés par le journal L’Intransigeant en septembre 1913 bien qu’adressés dans un premier temps à Louise Faure-Favier. Extrait :
Je suis au bord de l’océan sur une plage,
Fin d’été : je vois fuir les oiseaux de passage.
Les flots en s’en allant ont laissé des lingots :
Les méduses d’argent. Il passe des cargos
Sur l’horizon lointain et je cherche ces rimes
Tandis que le vent meurt dans les pins maritimes.
Ces jours où il clame « L’échouage vivant de mes amours choyés » ne seront pas vains : «Serge Férat et Hélène d’Oetttingen ont de l’argent et Guillaume Apollinaire en a besoin pour Les Soirées de Paris dont les finances ne sont pas bonnes, écrit le chroniqueur apollinarien Philippe Bonnet. Les négociations ne furent probablement pas bien longues et Les Soirées seront bien relancées à l’automne 1913 grâce à ses deux amis. »
Le premier numéro des nouvelles Soirées de Paris – « le nom si joli » commente Apollinaire – paraît le 15 novembre 1913 superbement illustré par Picasso, Braque, Matisse, Picabia, Vlaeminck, Léger et même Marie Laurencin collaborant à la revue sous la direction de Guillaume Apollinaire, Serge Férat et la baronne d’Oettingen. Côté poésie, on y retrouve évidemment Max Jacob, Cendrars, et naturellement Apollinaire. Cahotante dans sa première série (40 abonnés!), la revue prend un virage radical. « Les Soirées de Paris changent de ton, jouant pleinement un rôle d’exploration et de révélation des nouveaux talents, confirme Isabel Violante dans sa préface aux « Soirées de Paris » aux éditions De Conti, (…) Apollinaire et ses amis entendaient produire un « organe de rareté »: l’objectif était atteint. (…) La revue devint d’ailleurs un objet de collection. »
Derrière ses volets verts et murs en pierre taillée, 27 avenue de Chateaubriand, la belle Printania a décidément bien des secrets à dévoiler…
Dominique Legrand
Balade commentée quartier La Baule-Les-Pins, mercredi17 août. Rdv 9h30 devant l’entrée du Parc des Dryades. Animation : Annik Le Goff. https://www.labaule-guerande.com
Jacques Doucet, Apollinaire à La Baule suivi de Apollinaire, permissionnaire en Bretagne, Bénodet et Kervoyal, préface de Michel Décaudin, éd. Alizés, 2001.
Guillaume Apollinaire, Correspondance avec les artistes 1903-1918, Gallimard, 2009.
Serge Férat, Composition au journal et aux fruits, 1918.





Série Eté apollinarien 1/4, 1 août 2022.
Apollinaire et Dufy à Aix-en-Provence

Pour faire rimer vacances et culture sur les traces de Guillaume Apollinaire, arrêtons-nous à Aix-en-Provence où l’Hôtel de Caumont met à l’honneur le peintre originaire du Havre, Raoul Dufy (1877-1953). Et donc Guillaume Apollinaire puisque le poète commandita au peintre qui accompagna les avant-gardes parisiennes du début du XXe siècle, la prodigieuse série des bois gravés destinés au Bestiaire ou cortège d’Orphée, son premier recueil de poèmes publié en 1911.
Erigé en 1715, l’Hôtel de Caumont est une prestigieuse demeure du patrimoine aixois. Métamorphosée en Centre d’Art depuis 2015, l’hôtel particulier du quartier Mazarin accueille l’exposition Raoul Dufy, l’ivresse de la couleur, exposition retraçant l’ensemble de la carrière du peintre de La Fée Electricité.
Derrière le classicisme des façades couleur sable, il faut s’attacher à la virtuosité de la recherche de Dufy le coloriste au fil de ses motifs de prédilection: les baigneuses, les fêtes nautiques, les paysages côtiers, les bateaux. Enclin au dessin vif et rapide, Dufy y explore avant tout les ressources de l’œuvre de Cézanne : alors que l’impressionnisme ne voit que le factice dans la forme, Cézanne (le maître d’Aix) y perçoit l’essentiel, l’énergie, les puissances derrière l’illusoire immobilité des choses. De quoi séduire le peintre de la joie de vivre.
C’est le chemin pictural à accomplir pour rejoindre les illustrations que Dufy réalisa à partir de 1907 pour les romans et recueils de poèmes de célèbres écrivains de son époque : Pour un herbier de Colette, Les nourritures terrestres d’André Gide, Vacances forcées de Roland Dorgelès, Poèmes légendaires de France et de Brabant d’Emile Verhaeren et bien sûr Le Bestiaire de Guillaume Apollinaire, une commande refusée préalablement par Pablo Picasso.

Raoul Dufy, La pêche, 1910. Gravure sur bois.
Le noir, pigment de l’éblouissement
Complémentaires à son activité de peintre, les illustrations conçues pour Le Bestiaire ou cortège d’Orphée (1910-1911) constituent un contrepoint : « Pour la première fois, il applique du noir, selon lui le pigment de l’éblouissement », indique Sophie Krebs, commissaire de l’exposition. Alors que Dufy est peu connu en 1909, Guillaume Apollinaire fait appel à lui pour illustrer un bestiaire. Ce long travail de gravure sur bois va ouvrir au peintre « la porte d’entrée dans le monde de l’art décoratif ».
La technique de gravure sur bois le pousse à abandonner la touche directionnelle pour laisser place à de grands aplats qui constituent le signe de sa modernité dans l’épanouissement de la courbe et de l’arabesque. Son évidente volonté de remplir le cadre, à la manière des miniatures médiévales et des sculptures romanes, affirme sa position de faire de cette technique un art qui laisse peu de place aux nuances dans « un inlassable éclatement de la lumière ». La rigueur d’un Fauvisme en noir et blanc est magnifiquement tempérée par divers aspects ornementaux, la variété du graphisme et le jeu des contrastes rectilignes inscrit dans les arabesques décoratives.
Pour réaliser l’illustration de ce recueil de 30 courts poèmes (quatrains et quintils dont quinze avaient été publiés en 1908 dans La Phalange), Raoul Dufy et Apollinaire trouvèrent l’éditeur idéal en Deplanche ; Gauthier-Villars fut choisi pour l’impression sur presse à bras. Dufy surveilla l’impression de la première à la dernière feuille, fruit d’une étroite collaboration entre le peintre et le poète, ce dernier étant intervenu jusque dans la composition des bois travaillés à la gouge et au canif, ces emblèmes animaliers tous empreints d’imagerie populaire médiévale et d’une inspiration fauviste Art déco. Ainsi, dans une lettre à Dufy datée du 20 août 1910, Apollinaire indique-t-il ses desiderata pour Le paon : « L’image doit donc représenter un paon vu par derrière et laissant traîner sa queue, vous pouvez en second plan en mettre un, rouant si vous voulez, mais il en faut un, le principal, qui ait la queue traînante. » Dont voici le quatrain :

En faisant la roue cet oiseau
Dont le pennage traîne à terre,
Apparaît encore plus beau,
Mais se découvre le derrière
Raoul Dufy, Le Paon. Gravure sur bois pour Le Bestiaire ou cortège d’Orphée.
Dominique Legrand
Exposition L’ivresse de la couleur, Hôtel de Caumont – Centre d’Art, 3 rue Joseph Cabassol, Aix-en-Provence.Tous les jours jusqu’au 18 septembre 2022. https://www.caumont-centredart.com/fr/raoul-dufy
Pour en savoir davantage, Le Bestiaire, une analyse de Claude Debon: https://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/apollinaire/apollinaire_bestiaire
-8 juin 2022
Un carnet de notes et de dessins à l’encan
Amateur de littérature construisant de réelles amitiés avec Julien Gracq, Cioran, Michel Tournier, Gherasim Luca, Marcel Jean, Édouard Boubat, Robert Doisneau, le collectionneur français Jean-Luc Mercié prit goût par cette proximité exceptionnelle aux dédicaces et envois choisis. La vente exceptionnelle d’une seconde partie de sa collection a lieu jeudi 9 juin 2022 à Paris, sous le marteau du commissaire-priseur Arnaud Cornette de Saint-Cyr.
Cette vente impressionnante d’une « Collection littéraire d’un amateur » expertisée par le libraire Claude Oterelo est l’exact panorama des passions littéraires et artistiques de Jean-Luc Mercié: les exemplaires sont presque tous personnalisés, s’agissant d’éditions originales, d’affiches et surtout de lettres d’écrivains français majoritairement du 19e siècle, Victor Hugo, Flaubert, Balzac, George Sand, Charles Baudelaire, Paul Verlaine, … ainsi que Guillaume Apollinaire, avec notamment un « Cahier de notes, de citations, de coupures de presse » (1897-1899) en format In-8, demi-toile, 68 feuillets 21,5 x 14,5 cm contenant 11 pages de dessins dont un autoportrait et plusieurs signatures du poète, des poèmes recopiés par Apollinaire, de Mallarmé, Henri de Régnier, Nerval… Tous les dessins sont reproduits dans l’album «Les dessins de Guillaume Apollinaire», Buchet-Chastel, 2008. Estimation 20.000-30.000 euros.
On y repère aussi un exemplaire exceptionnel de l’édition originale de L’Enfer de la Bibliothèque nationale, Paris, Mercure de France, 1913. In-8, Bradel demi-vélin blanc, couverture et dos conservés avec envoi de Guillaume Apollinaire à Jean Vinchon, ami psychiatre. Montée sur onglet, la lettre autographe signée de 4 pages in-8 de Fernand Fleuret et 2 pages in-2 d’Apollinaire : «Je veux encore vous donner l’Enfer de la Bibliothèque nationale, mais en vous demandant de bien vouloir consacrer à cet ouvrage… une chronique dans Esculape par exemple» …
Reproduite dans l’album de la Pléiade, voici encore une photographie de « Pointeur d’un 75 », 1915 (7 x 4,8 cm), sous encadrement. Ce tirage original d’époque, représente au front, en Champagne, Guillaume Apollinaire, sous-lieutenant au 96e régiment d’Infanterie.
Dominique Legrand
Collection littéraire d’un amateur, Jeudi 09 juin 2022 à 14h30. Cornette de Saint-Cyr Paris, 6, avenue Hoche – 75008
https://auction.cornettedesaintcyr.be/catalogue/121901-collection-litteraire-dun-amateur


– 18 novembre 2020
1905: un agenda d’Apollinaire en vente publique
Le fonds Aristophil sous l’intitulé Boris Vian et les maudits (Brasillach, Gauguin, Sade, Verlaine, Toulouse-Lautrec, etc) vient de disperser chez Drouot à Paris une dizaine de lots apollinariens, dont un agenda copieusement annoté par Guillaume Apollinaire, petit carnet couvrant les premiers mois de 1905.
Parmi les fers de lance de ce catalogue Boris Vian et les maudits recelant de très grands indésirables, figurent cet important corpus Vian, mais encore un poème autographe d’Arthur Rimbaud (Bonne pensée du matin, 1872) ayant appartenu à Paul Verlaine ou l’exceptionnel Rigodon (1960-61), manuscrit autographe en six volumes, le seul qui existe et à partir duquel l’édition finale sera faite après la mort du romancier Louis-Ferdinand Céline…
Quittant les estimations qui avoisinent les 100.000 euros, Guillaume Apollinaire se profile plus humblement en ouverture de cette vente placée sous le marteau du commissaire-priseur Claude Aguttes et l’expertise de Claude Oterelo.
Une édition originale d’Alcools numérotée sur papier d’édition comportant un envoi autographe de l’auteur à Frédéric Boutet ainsi qu’un dessin original à la mine de plomb de Louis Marcoussis, – exemplaire exceptionnel relié par Paul Bonet en plein maroquin brun et grandes compositions cubistes inspirées par le portrait d’Apollinaire par Picasso en frontispice -, fait face à un bel ensemble de huit lettres à Lou (1914-1915) avec une photographie de celle-ci (est .25.000-30.000 euros), on repère cet autre témoignage très touchant : un « carnet de visites », petite pépite de vécu qui dresse fièrement ses moments prétendus éphémères, document anecdotiques aux yeux de certains collectionneurs en comparaison avec cette correspondance amoureuse où le poète décrit sa vie militaire et dévoile ouvertement ses fantasmes érotiques, les cartes autographes, les lettres envoyées du front, un billet-poème autographe adressé à André Billy, ou le manuscrit autographe de La Vie anecdotique parue le 16 août 1918. Rubrique de la Revue de la quinzaine du Mercure de France, La Vie anecdotique fut créée pour et animée par Apollinaire à partir d’avril 1911. Apollinaire la tint jusqu’à sa mort, se basant sur la formule de l’anecdote sur mille sujets saisis au hasard de rencontres imprévues, bavardages, promenades, non sans omettre une immense charge poétique.
Les choses de la vie
En ce début d’année 1905, éconduit par Annie Playden, l’amante de La Chanson du Mal-Aimé, il fréquente Montmartre, le Bateau-Lavoir, Montparnasse, la Closerie des Lilas. Max Jacob, Salmon, Picasso, Jarry écument les cabarets en sa compagnie. Apollinaire est en quête de revues où il pourrait être publié, tenir chronique, telle La Plume qui accueillera son grand article sur Picasso et les saltimbanques.
Le carnet quelque peu disloqué révèle quant à lui le cortège des réalités quotidiennes. Sous la couverture imprimée usagée, une centaine de pages in-12 reprend donc au jour le jour les notes les plus disparates du poète entre janvier et avril 1905. Certes, ce petit document n’est pas un inconnu des enchères puisqu’il est déjà apparu chez Christie’s en avril 2006. Estimé 5.000 euros, il s’était envolé pour 7.690 euros. Le revoici en ouverture de la vente Drouot sous une estimation moindre, soit 3.500-4.000 euros.
Le poète a utilisé ce petit carnet Jacquemaire (le roi de la Blédine!) dans sa fonction première d’agenda: on y trouve des rendez-vous, par exemple avec Henri Delormel, peut-être pour la préparation de leur revue, La Revue immoraliste. Il y griffonne l’adresse de Picasso qu’il vient tout juste de rencontrer et celle de Max Jacob à la date du 1er mars, celle de Rémy de Gourmont ou de Thadée Natanson pour n’en citer que quelques unes. La Revue immoraliste où il signalera pour la première fois Picasso qui expose à la Galerie Serrurier disparaît aussi vite pour renaître sous le titre Les Lettres modernes.
Cet agenda fait également office de livre de comptes pour ses dépenses quotidiennes, une mine d’informations. La majorité des entrées manuscrites à l’encre ou à la mine de de plomb concernent des notes de travail de tous ordres, et le carnet est alors utilisé aussi bien à l’endroit qu’à l’envers dans un désordre qui, à l’examen, n’est qu’apparent.
Se succèdent des notes de lecture et des notices bibliographiques. Apollinaire s’intéresse ainsi à des alphabets imaginaires (alphabets d’Adam, d’Enoch et de Noé), à un traité sur l’invention d’une langue universelle, à la Bourse de New York et aux emprunts russes. Enfin voici peut-être l’intérêt premier de ce carnet: à partir de la fin, tête-bêche, 65 pages sont consacrées à l’établissement d’une « bibliographie sautadique contemporaine ». Apollinaire énumère des dizaines d’ouvrages érotiques français, anglais et allemands, qui témoignent de sa connaissance encyclopédique dans ce domaine. Cet ensemble de notes constitue très vraisemblablement un des premiers jalons pour L’Enfer de la Bibliothèque nationale.
Consciente de l’intérêt particulier que présente ce type de document, véritable réseau de notations et d’inspiration dans lequel ne cessera de puiser Apollinaire pour son écriture poétique et romanesque, notons que la Bibliothèque nationale de France possède une dizaine d’autres carnets, cahiers et agendas, tous en provenance de Jacqueline Kolb, épouse du poète qui a pratiqué toute sa vie l’usage de carnets, – à commencer bien sûr par le Cahier de Stavelot qui précède et dépasse les trois mois passés dans la petite cité de l’Amblève, en 1899.
Dominique Legrand
Drouot Paris. Vente du mardi 17 novembre 2020. Catalogue www.collections-aristophil.com

-20 septembre 2019
Petites merveilles de la Guerre resurgit chez Christie’s

Lot surprenant de la collection Alfred Cortot majoritairement dédiée à la musique, Petites merveilles de la Guerre constitue une chronique du front regorgeant de textes et de fragments qui, s’ils ne feront jamais l’objet d’une publication propre, se retrouvent dans différents textes du poète.
Mémoires de Champagne en 1915, ce sont 67 feuillets dont une dizaine entièrement ou partiellement autographes, -le reste tapuscrit avec d’abondantes corrections autographes, feuillets brunis ou salis, marges effrangées, marques de papier collant ancien, petites déchirures marginales-, qui réapparaissent à l’encan le 7 octobre à Paris, sous le marteau des commissaires-priseurs Camille de Foresta et Victoire Gineste chez Christie’s.
Petites merveilles de la Guerre (lot 1, format 285 x 210 mm, estimation 4.000-5.000 euros) regorge de textes et de fragments qui, s’ils ne feront jamais l’objet d’une publication propre, se retrouvent dans différents textes du poète ainsi que partiellement publiée à titre posthume en 1926 dans le recueil Anecdotiques, chez Stock.
L’opus est divisé en chapitres comme « Contribution à l’étude du Folklore et des superstitions du front »; « Voyage du permissionnaire avec une contribution à l’étude du folklore de guerre de l’arrière et quelques prophéties touchant la fin de la guerre »; « Les agréments de la guerre au printemps de 1915 »; « Le sang noir des pavots ». Apollinaire y aborde la mobilisation, la superstition des combattants, la misère sexuelle sur le front, l’importance du vin et du tabac et, lorsqu’il est en permission, les planqués, les enrichis de la guerre, l’obsession des espions allemands ou les fantasmes germanophobes, et même la révolution sociale provoquée par la guerre comme les revendications féministes et le rôle primordial pris par les femmes dans l’effort. Le texte sera repris dans plusieurs textes du poète comme La Dame (Femme) blanche des Hohenzollern (roman); La Femme assise (roman); Trains de guerre (conte); Traitement tyrhoïdien (conte).
Ce manuscrit-tapuscrit autographe signé ouvre la vente de la Collection Alfred Cortot (pianiste né le 26 septembre 1877 à Nyon, Suisse, et mort le 15 juin 1962, Lausanne). L’ensemble demeuré confidentiel était jusqu’ici conservé dans l’appartement parisien du peintre Jean Cortot. Décédé le 28 décembre 2018, ce dernier avait signé la volonté testamentaire de rendre hommage à son père par une vente aux enchères. La voici et on y découvre des tableaux, des lettres, des manuscrits, des autographes reflétant l’univers du compositeur et rêveur solitaire, dandy au profil de Chopin, romantique égaré au vingtième siècle, fou de littérature, amoureux de la musique des mots et des mots des musiciens pour lequel Stefan Zweig écrivit : « Quand les mains de Cortot n’existeront plus, Chopin mourra une seconde fois. C’est le seul qui arrive à exprimer la tendresse dans la grandeur ».
Pourquoi les feuillets des Petites merveilles de la Guerre figurent-ils parmi ces autres merveilles, portraits de musiciens dont celui de Mozart universellement célèbre, incunables, manuscrits de Proust, mais aussi des dessins de Victor Hugo (la cathédrale de Reims) ou un petit carnet de jeunesse d’Eugène Delacroix, sans oublier une vingtaine de lettres, manuscrits, éditions originales et portraits de Baudelaire dont deux gravés par Manet ?
« Autographe est un terme toujours ambigu : pour certains collectionneurs c’est la relique qui compte, la rareté, pour d’autres la valeur historique du document, parfois inédit, commente l’historien de l’art et écrivain français Adrien Goetz qui préface le catalogue de la vente. Dans la collection d’Alfred Cortot figure ainsi à côté d’un manuscrit d’Emmanuel Kant qui semble être un talisman, ce long tapuscrit corrigé, annoté et transformé où Apollinaire raconte sa guerre. Ces deux documents si divers, dans leur aspect et dans leur sens, suffisent à prouver que le mot autographe prend des formes très variées. »
La vente Cortot comprend également des lettres autographes de Francis Poulenc (1899-1963). Le 30 avril 1919, Poulenc cherche appui auprès d’Alfred Cortot et aborde la représentation de ses Mouvements Perpétuels par Ricardo Vines ainsi que Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée de Guillaume Apollinaire.
Si le nom du pianiste français Alfred Cortot est indissociable de celui de Chopin, on lui a beaucoup reproché son attitude pendant l’Occupation. Bien que peu intéressé aux questions politiques et tout entier focalisé sur son art et sur le rayonnement de la musique française, il accepta de travailler pour le gouvernement de Vichy à un projet d’organisation de la vie musicale, et répondit à l’invitation de Fürtwangler d’aller jouer en Allemagne en 1942. Interdit de jouer après la Libération, il est réhabilité en 1949, l’année du centenaire de la mort de son cher Chopin.
Dominique Legrand
Collection Alfred Cortot, vente 18565 le 7 octobre 2019, Christie’s 9 avenue de Matignon, 75008 Paris. http://www.christies.com
Franck Balandier sur les traces du Flâneur des deux rives
Poète de l’errance, Guillaume Apollinaire vit, travaille, aime et meurt à Paris. Il y fut aussi incarcéré lors de l’affaire du vol de La Joconde. Franck Balandier consacre deux ouvrages au poète, maraudeur étranger.
Dans la nuit du 21 août 1911, l’inimaginable se produit au Louvre: on a volé La Joconde, tableau iconique de Léonard de Vinci. En lieu et place du sourire énigmatique, une surface jaunie va dresser toutes les forces de police sur la piste du ou des malfrats. L’affaire remonte à la Sûreté parisienne, actuel Quai des Orfèvres. La Joconde s’est fait la belle et les enquêtes les plus folles font tomber les têtes incompétentes en haut lieu jusqu’au moment où les soupçons pèsent de manière expéditive sur un étrange trio : le peintre catalan Pablo Picasso, l’escroc belge Géry Pieret ainsi que Guillaume Apollinaire d’origine polonaise, qui lui se retrouve incarcéré pour recel à la maison d’arrêt la Santé, du 7 au 12 septembre 1911. Faute de preuves, Apollinaire sera remis en liberté et La Joconde, retrouvée deux ans plus tard, reprendra sa place dans la salle Renaissance le 4 août 1914.
« Apo », l’homme nu
Vécu jusqu’au désespoir par le poète fragilisé, cet enfermement est la pierre d’achoppement d’Apo, un roman déjanté qui brouille les pistes, une exofiction habilement construite sous une première de couverture en œilleton de cachot révélant l’œil puis le visage du poète.
Né à Suresnes en 1952, l’auteur et poète Franck Balandier a travaillé quarante ans comme éducateur et spécialiste de la communication dans l’administration pénitentiaire aussi les mots qu’il applique aux cinq jours passés dans l’univers carcéral sont imprégnés des délires qui accompagnent l’enfermement. Tout y transpire la peur, la mort, le souvenir de Marie Laurencin, l’urgence d’écrire notamment Le ciel est bleu comme une chaîne(A la Santé, composé pendant la détention). Dans un récit écrit la troisième personne du singulier en une avalanche de phrase syncopées proche d’un solo de Miles Davis, Apo se focalise sur la solitude de l’homme (Je suis le quinze de la Onzième,ibid). Un fumet de nouilles au beurre, l’âcre sodomisation d’une fouille corporelle (Avant d’entrer dans ma cellule Il a fallu me mettre nu, ibid) l’odeur chelou du bromure, celle du salpêtre et des fumigations dans une guerre pour la vie et la reconnaissance qui n’en finit plus de finir hantent ce récit inclassable, ni biographie ni fiction, instant démultiplié entre deux rives.
Scindé en « Zone », -référence au poème-fleuve de la moderne solitude-, le diminutif qui fait office de titre peut aussi évoquer la particule άπό en grec ancien, -loin de, écarté de, séparé de-, dans un jeu polysémique qui correspond justement à ce moment sous les écrous (Dans une fosse comme un ours Chaque matin je me promène Tournons tournons tournons toujours… ibid). L’auteur à qui l’on doit déjà Les Prisons d’Apollinaire (L’Harmattan, 2003) introduit deux figures féminines fictives dans son récit. Alors que la Camarde rôde, Mona surgit en novembre 1918 comme un clin d’œil au passé. L’été 2015, Elise, jeune universitaire obtient l’autorisation exceptionnelle de visiter la cellule où le prisonnier sans horizon fut incarcéré. Elle y fait une étrange découverte.
Où se situe le vrai ? Le faux ? A chacun sa lecture…
Le Paris d’Apollinaire
Il ne reste à Paris que trois lieux majeurs pour évoquer la mémoire du poète, dramaturge, romancier, pornographe, journaliste, mystificateur, parfois même un peu voyou : au pied de l’église Saint-Germain-des-Prés, une statue de Dora Maar sculptée par Picasso en hommage à son ami Apollinaire ; une plaque commémorative au 202 boulevard Saint-Germain, dernier domicile du poète ; la sépulture au Père Lachaise. Aussi, Le Paris d’Apollinaire vient-il à point nommé. Petit format, ce Paris se glisse dans la poche du promeneur/lecteur prêt à sillonner la ville ouverte, de l’avenue Mac-Mahon, première escale de la famille Kostrowitzky quand elle débarque à Paris printemps 1899, au XXe arrondissement, cimetière du Père Lachaise, automne 1918, « dernière flânerie involontaire ».
Franck Balandier dresse une géographie du souvenir foisonnante de détails, de déménagements, rencontres, amours et désillusions, passant inévitablement par la case prison, chapitre extrêmement sensible de cette errance souvent désabusée sinon bambocharde, le masque de la création .
Vie et œuvre confondues, cette promenade biographique offre une synthèse des lieux apollinariens mais surtout des rencontres qui s’y sont tissées : la marginalité des cafés de la gare Saint-Lazare, Picasso au Bateau-Lavoir ; Salmon, Jarry, Gide, Eluard et autres trublions à la Closerie des Lilas ; Marie Laurencin rue Léonie ; la vie, la nuit de Montmartre ; Auteuil quand le Zouave du Pont de l’Alma mesure la montée de la Seine ; le Café de Flore et Les Soirées de Paris ; Montmartre des Mamelles de Tirésias ; sous les toits, Lou, Giorgio de Chirico, Blaise Cendrars et Jacqueline Kolb l’adorable rousse, 202 boulevard Saint-Germain.
Dominique Legrand
Franck Balandier, Apo, Le Castor Astral, 184p., 17 euros.
Franck Balandier, Le Paris d’Apollinaire, Ed. Alexandrines, 124p., 12 euros.


-21 mai 2919
Importante vente de Lettres à Lou
Sept lettres autographes envoyés par Guillaume Apollinaire à Louise de Coligny-Châtillon, une lettre rare à Max Jacob, un portrait de Lou coiffé d’une capeline ainsi qu’un menu du Déjeuner Guillaume Apollinaire du 31 décembre 1916 ouvrent la prestigieuse vente Sotheby’s et Etude parisienne Binoche & Giquello, mercredi 22 mai 2019 à Paris.
Ce catalogue conclut la dispersion de l’importante bibliothèque R. et B.L. commencée en 2011 par un volet consacré aux livres anciens. Derrière ces initiales, on retrouve Bernard Loliée et son épouse, Régine. Bernard Loliée a ouvert en 1955 sa librairie au 72 rue de Seine à Paris et il a exercé jusqu’en avril 2004, révélant un amateur éclairé et un pourvoyeur de livres rares apprécié par François Mitterrand.
Sous l’intitulé Bibliothèque R. et B.L., ce trésor bibliophilique a été dispersé en plusieurs ventes publiques à Paris. Bernard Loliée, grand libraire mais également collectionneur avisé, a constitué une immense collection littéraire selon le principe entremêlé de livres et d’autographes de la littérature française, de la musique et des arts du XVIè siècle à nos jours. Le huitième et dernier volet de cette collection est consacré aux autographes et aux manuscrits des XIXè et XXè siècles, mettant en lumière les écrivains, les musiciens et les peintres de cette époque foisonnante. Correspondances, textes littéraires ou manuscrits musicaux, Guillaume Apollinaire y côtoie Berlioz, Bousquet, Cendrars, Cézanne, Chopin, Cocteau, Debor, Ensor, Gauguin, Liszt, Péguy, Pissaro, Reverdy, Pissaro, Reverdy, Rops.
L’as-tu vu Gui au galop du temps
Un tirage argentique original, portrait probablement inédit de Louise de Coligny-Châtillon dit Lou coiffée d’une capeline, ouvre les enchères dirigées par Cyrille Cohen et Alexandre Giquello.
Suivent alors sept lettres d’Apollinaire à Louise de Coligny-Châtillon, missives à l’encre noire ou brune, rafales de plus en plus enflammées et érotiques. Parmi celles-ci, trois lettres sont appelées à titiller les enchères.
Vulve qui serre comme un casse-noisette je te aime (…) La lettre du 8 avril 1915 signée Gui incluant un poème érotique, est certainement une pièce importante de la dispersion (lot 6). Estimée 25.000 euros, en quatre feuillets, écrite à la lumière d’une bougie, elle livre l’imminence d’un combat avec les lueurs de l’obus qui miaulent et éclatent comme si c’était grand roi qui se produisait à la lumière en l’honneur de ta beauté. Mitrailleuses et fusils crépitent. Toison claire comme une forêt en hiver je vous aime. (…) jusqu’à nouvelle décision de ta part, t’enverrai chaque jour quelque chose. C’est ce qu’il a fait presque tous les jours, et même deux fois par jour, jusqu’au 11 juin 1915. Les lettres s’espaceront de plus en plus jusqu’à la dernière du 18 janvier 1916.
Daté du 28 avril 1915, un superbe poème d’amour est encore adressé à Lou. Apollinaire n’évoque pas la guerre mais célèbre successivement chacun des cinq sens de Lou. Ecrit trois semaines après son arrivée dans les tranchées, alors qu’il s’était résigné à une relation différente avec Lou. Ecrit d’un seul jet, le poème est présenté en six parties commençant par Jolie bizarre enfant chérie. Il sera repris dans Ombre de mon amour en 1947, puis dans Poèmes à Lou en 1955. (lot7. 20.000-25.000 euros)
Le célèbre L’as-tu vu Gui au galop du temps (…) s’insère dans un poème d’amour et de guerre figurant également dans une lettre sur papier d’écolier datée 11 mai 1915. Associant une fois de plus l’amour et la guerre, Apollinaire utilise l’octosyllabe et l’alexandrin, souvent groupés en quatrains. Le poète remercie Lou pour sa lettre et les vers qu’elle lui a envoyés. On ne découvrira qu’en 1966 que Lou avait recopié textuellement deux strophes d’Ici-bas de Sully-Prudhomme ! Dans Rêverie, Apollinaire poursuit l’inspiration du poème de Lou : C’est le galop des souvenances Parmi les lilas des beaux yeux Et les canons des indolences Tirent mes songes vers les cieux. Suit le célèbre et touchant refrain, par lequel Apollinaire s’est familièrement silhouetté lui-même en soldat -vers repris sur la stèle commémorative érigée en 1990 au lieu-dit Le Bois aux buttes où fut blessé Guillaume Apollinaire le 17 mars 1916.
Tu es pour moi le résumé du monde
Parmi les autres lots autographes, sur papier à en-tête du café Tortoni, à Nîmes, datée du 1 février 1915, une lettre mesure déjà l’absence. Apollinaire écrit après avoir retrouvé Lou lors d’une permission à Nice du 23 au 25 janvier 1915. Longue déclaration d’amour, cette lettre fut écrite quelques jours plus tard: (…) O Lou, Lou câline et tendre, je t’adore car tu es ce que l’univers a de plus parfait, tu es ce que j’aime le mieux, tu es la poésie, chacun de tes gestes est pour moi toute la plastique, les couleurs de ta carnation sont toute la peinture, ta voix est toute la musique, ton esprit, ton amour toute la poésie, tes formes, ta force gracieuse sont toute l’architecture. Tu es pour moi le résumé du monde…. (12.000-15.000 euros)

Entre les quatre pages contenant un poème érotique du lot 3 –Ombre de mon amour/2ème lettre datée du 1 avril 1915 à Nîmes-, et la lettre précédente, eut lieu la triste rencontre de Marseille, le 28 mars, ultime tête-à-tête entre Apollinaire et Lou « où les amants face à face ne s’étaient retrouvés que pour mieux se perdre » (André Rouveyre). A partir de ce jour-là, Apollinaire va tenter, « par la littérature, une étonnante récupération de l’amour perdu, avec les lettres qu’il intitule Ombre de mon amour, sorte de monologue épistolaire destiné à la publication: entreprise vite abandonnée, à la seconde de ces lettres. » (Michel Décaudin). Bouleversé par l’entrevue de Marseille, Apollinaire renonce à poursuivre l’école d’officiers de Nîmes et se porte volontaire pour le front. (15.000-20.000 euros)
Le lot suivant apporte des nouvelles des tranchées. Il s’agit d’une des toutes premières lettres du front, (la 4ème). Arrivé le 6 avril, Apollinaire écrit le 8 cette lettre alternant images du front, certaines très poétiques, et souvenirs souvent très libres et sadiques de leur amour passé. Toutou, son rival et amant régulier de Lou, y est souvent évoqué. Adressée au PtitLou, elle porte une annotation au crayon à papier censurant un passage érotique. (15.000-20.000 euros)
Signée deux fois Gui, à Mon petit amour, datée 9 avril 1915, la missive du lot 6 est une description des tranchées et le testament d’Apollinaire en faveur de Lou. Il y évoque ses droits sur Alcools, Le Poète assassiné, L’Hérésiarque, Les Diables amoureux et Les trois Don Juan. ( 10.000-12.000 euros) Soit dit en passant, un an plus tard, le 14 mars 1916, Apollinaire adressera une lettre testamentaire analogue à Madeleine Pagès, son nouvel amour…
Dans une lettre rare à Max Jacob (lot 9), Apollinaire s’adresse à un vieil ami. Cette lettre a été écrite le jour où Apollinaire qui revenait de permission à Oran chez Madeleine Pagès, s’apprête à monter en ligne avec son unité à quelques kilomètres de Berry-au-Bac. C’est également le jour où il apprend sa naturalisation datée du 9 mars. (6.000-8.000 euros)
Hors d’œuvre cubistes, orphistes, futuristes (…) , ce n’est qu’un exemple de la litanie apollinarienne de mets proposés au gratin des artistes d’avant-garde lors du fastueux Déjeuner Guillaume Apollinaire, le 31 décembre 1916 (lot 10). Ce document précieux est dédicacé à Madame Gris, Josette, l’épouse du peintre Juan Gris appelé à fêter la publication du poète assassiné à paraître à la Bibliothèque des Curieux. (1.200-1.500 euros)
Dominique Legrand
Vente Bibliothèque R. et BL, mercredi 22 mai 2019, 14 h 30.
76, rue du Faubourg Saint-Honoré – 75008 Paris.
-26 avril 2023
Apollinaire sur le divan d’Elena
Imaginez des milliers de pages, lettres et récits allongés comme un immense corps sur un divan en velours rouge… Avec tact et passion, Elena Fernández-Miranda trahit un secret incommensurable dans un livre bouleversant où les peurs de la femme multiple ensemencent une œuvre-vie qui ouvrira des voies nouvelles à la poésie de son époque. Le monde d’Apollinaire.

Dans son nouvel essai Les Fantasmes d’Apollinaire, Elena Fernández-Miranda lève toute censure sur l’œuvre de Guillaume Apollinaire, poursuivant sa quête de vérité en perçant les zones d’ombre qui entourent encore la complexité apollinarienne.
Sadisme, masochisme, provocations et fétichismes sont démasqués au fil d’une relecture des textes sous l’angle de la psychanalyse freudienne. Les femmes, les errances de l’esprit, du cœur et du sexe irriguent cette étude érudite aussi intime que troublante.
3 Questions à Elena Fernández-Miranda
docteur en littérature française, juriste-linguiste à la Cour de Justice européenne, directrice à la direction générale de traduction de la Commission européenne, auteure de Les Secrets d’Apollinaire, Les Fantasmes d’Apollinaire et de nombreuses communications dédiées au poète mal aimé et mal aimant.
- Après Les Secrets d’Apollinaire, vous publiez trois ans plus tard un nouvel ouvrage placé aujourd’hui sous le signe des fantasmes de l’écrivain. Quelles sont vos nouvelles pistes de recherches ?
Principalement, la version complète des Lettres à Madeleine que je ne connaissais pas quand j’ai écrit Les Secrets de Guillaume Apollinaire. En effet, Madeleine, la fiancée d’Apollinaire pendant la guerre, a censuré énormément de lettres lors de leur publication en 1952. Vis-à-vis de Madeleine, Apollinaire reproduit le schéma comportemental de sa mère qui s’intéressait tant à ses études, se préoccupait de sa santé, lui recommandait de prier Dieu et la Vierge, tout en lui infligeant des coups de fouet et de cruelles humiliations. D’un côté, il exprime dans ses lettres à Madeleine son désir de la fouetter et de la faire souffrir ; de l’autre, il lui adresse des mots d’amour et de tendresse. Madeleine a consciencieusement éliminé les passages les plus sadiques, donnant à son livre le titre Tendre comme le souvenir !
Parmi d’autres pistes particulièrement éclairantes, je retiens aussi le récit d’Apollinaire, Raspoutine, ainsi qu’un article du psychologue français Michel Demangeat « L’Enchanteur Pourrissant : lecture naïve d’un psychanalyste » (Apollinaire. Revue d’études apollinariennes, n°9) mais aussi les essais de la psychologue allemande Alice Miller, L’Enfant sous terreur, Le Drame de l’enfant doué.
- Votre matière première demeure le texte apollinarien en tant qu’objectivation du fantasme. En quoi offre-t-il un terreau particulièrement riche à cette lecture psychanalytique ?
Lors de son enfance, Apollinaire n’a raconté à personne ce qu’il ressentait, ni ses expériences douloureuses ni les mauvais traitements de sa mère. Car il n’avait qu’elle et son plus jeune frère pour toute famille. Alors, il nous les raconte, nous ses lecteurs lointains dans le temps et l’espace. Il les exprime de mille manières, quelques fois très ouvertement, d’autres fois déguisées, mais ses expériences sont toujours là. A nous de l’écouter, le laisser même pleurer sur notre épaule. Voire assister avec horreur ou pitié à ses crises de révolte et de rage.
Apollinaire éprouvait le besoin pulsionnel de raconter les souffrances endurées, de s’exprimer. Ce qu’il a fait dans des mises en scène inconscientes. Dans L’Enchanteur pourrissant, il exprime sa peur des femmes et surtout la peur de la mère. Dans Le Poète assassiné, un trio imaginaire reproduit les expériences de son enfance avec sa mère et son frère.
Les coups de fouet de sa mère ont dû être particulièrement durs mais aussi terriblement excitants, à juger comment il les évoque. Nous les trouvons dans Les Onze mille Verges bien sûr, dans les Lettres à Lou où les allusions au fouet ont particulièrement impressionné le préfacier de mon livre, l’écrivain Raymond Jean. Dans la version intégrale des Lettres à Madeleine, il exprime son obéissance totale à sa mère, tout en écrivant à sa fiancée : « Il me tarde que comme dompteur je te maîtrise à coups de fouet… », « Je peux te déchirer la peau si je le veux, zébrer de coups tes jambes et ta croupe… ». Ecrit peu avant sa mort , Raspoutine ravive encore le fantasme de la flagellation comme une obsession absolument nécessaire pour atteindre l’excitation sexuelle.
- En révélant les fantasmes d’un homme-siècle tel Apollinaire, quelles sont vos motivations profondes? Juste briser un tabou?
Je crois que le moment était arrivé pour que quelqu’un l’écoute enfin. Qu’on écoute, tels qu’il nous les raconte, même de manière inconsciente, les fantasmes obsédants et violents qui découlent des blessures de l’enfance. Il faut aussi admirer comment Apollinaire a trouvé un génial exutoire dans la littérature, une excellente thérapie pour notre poète.
Propos recueillis par
Dominique Legrand
Conférence et signature. Vendredi 3 mai 2019, à 17h30. Présentation par l’auteure. Adresse : Société des Poètes Français (Espace culturel Mompezat) 16, rue Monsieur Le Prince 75006 Paris (métro Odéon ou Luxembourg) Tel : 0033 (0)1 40 46 99 82.
L’Harmattan, collection Espaces littéraires, 368 p. 37,50 euros.

-18 avril 2019
Rebecca Marder lit « Lettres à Guillaume Apollinaire »
Jeune étoile de la Comédie-Française, Rebecca Marder prête sa voix à Lou. Le CD audio Lettres à Guillaume Apollinaire fait vivre l’image de l’amante indomptable puis de l’amie reléguée, Louise de Coligny-Châtillon.

Coups de langue acérée sur une plaie à vif, infinies douceurs d’un miel délétère, ainsi sont les mots de Lou : « mon Gui à moi », « mon petit amour chéri », « rejoins-moi », « rapplique vite », « faut pas être méchant », « ton petit sifflet à deux trous », « tu es très vicieux », « te prendre, te boire », « pour que le fouet me corrige partout », « je me laisserai faire »…
Rebecca Marder. ©Comédie-Française.
D’une voix nerveuse, avec cette autorité du libertinage, Rebecca Marder enflamme les Lettres à Guillaume Apollinaire dans un CD audio récemment édité chez Gallimard. Langoureuse ou lionne en cage, la jeune comédienne donne voix à une tornade aux yeux de biche de dix ans son aînée car Louise de Coligny-Châtillon a 33 ans quand elle devient l’objet de l’amour fou de Guillaume de Kostrowitzky, de fin septembre 1914 à mi-février 1915, -leur correspondance se poursuivant jusqu’en janvier 1916.
Le ton feu-follet est-il proche de celui de l’inspiratrice des Poèmes à Lou ? Du moins, il prête vitesse, impudence et ce souci de cueillir tout ce qui passe dans le monde moderne; bien plus, il comble les silences des innombrables Lettres à Lou qui ont la jalousie pour thème récurrent avec pour toile de fond majeure les tranchées de la Marne d’où correspond Apollinaire.
Rebecca Marder est entrée à la Comédie-Française en 2015. A 20 ans, la jeune pensionnaire y interprétait son premier rôle dans Les Rustres de Carlo Goldoni. En doublant Lou aujourd’hui, elle en impose quand il s’agit de jouer l’exaltation, riant de tout, se moquant de tout, en apparence. Comme une chatte sur un toit brûlant, distillant toute la gamme d’une sensualité énervée et un peu éperdue, elle se glisse dans le grand jeu des imprécations, remords et excès en forme de monologue jeté sur papier d’une écriture fantaisiste et pointue.
« J’écris vite car je veux que tu aies de mes nouvelles », écrit Lou. Et pourtant, elle n’en donne pas tant que cela dans la cinquantaine de lettres, cartes postales et télégrammes retrouvés par Pierre Caizergues dans l’ancienne collection Apollinaire. Un jour, elle est enrhumée, l’autre elle se tortille car elle a mangé trop de prunes, quand elle n’est pas en en manque d’argent pour payer le dentiste. Avec l’art de l’excitation, l’inspiratrice des Poèmes à Lou se prête aux jeux interdits, légère dans ses volte-face entre Nîmes, Neuilly, Nice, Marseille ou Lunéville, précise dans sa liberté d’expression d’instants choisis au gré d’un érotisme où la douleur s’allie au plaisir. Frivole et déchaînée, -ainsi la décrit André Rouveyre, ami de Guillaume Apollinaire-, Lou ne fait que raconter l’histoire d’un homme et d’une femme, de l’embrasement à la fin d’un amour car le 2 janvier 1915, dans le train qui le ramène en permission, Apollinaire rencontre Madeleine Pagès.
Aussi vite que Lou écrit, Rebecca Marder qui a débuté au cinéma à l’âge de cinq ans dans Ceci est mon corps aux côtés de Mélanie Laurent multiplie les rôles au cinéma (Demandez la permission aux enfants avec Sandrine Bonnaire, La Rafle en compagnie de Sylvie Testud, Un homme pressé face à Fabrice Luchini), à la télévision (Emma d’Alain Tasma, Fiertés pour Arte) et bien sûr au Français où elle jongle entre Molière, Racine, Feydeau ou Frank Wedekind.
Cette saison, elle joue dans Fanny et Alexandre de Ingmar Bergman par Julie Deliquet, Électre / Oreste d’Euripide par Ivo van Hove, Les Serge (Gainsbourg point barre) par Stéphane Varupenne et Sébastien Pouderoux ainsi que dans la reprise de L’Hôtel du Libre-Échange.
Dominique Legrand
Louise de Coligny-Châtillon dite Lou, Lettres à Guillaume Apollinaire. Edition de Pierre Caizergues. Collection Blanche, 128 p., Gallimard, 12 euros.
Louise de Coligny-Châtillon dite Lou, Lettres à Guillaume Apollinaire. Lu par Rebecca Marder de la Comédie-Française. CD audio, 1h15 min. Collection Ecouter-Lire, Gallimard, 12,90 euros.


-19 mars 2019
Une enveloppe autographe de Guillaume Apollinaire vendue chez Ferraton
Adjugé… 1.100 euros ! Acquérir une édition originale du « Poète assassiné » composé avant la guerre mais publié le 26 octobre 1916, semble de prime abord un joli coup de filet en salle de ventes pour un passionné de Guillaume Apollinaire. L’ouvrage recelait aussi une enveloppe…

Lors de la mise aux enchères du lot 0708 ce 22 février 2019 chez Ferraton (Bruxelles), ce très bel exemplaire du « Poète assassiné » relié en demi-maroquin rouge sang à coins dont il n’a pas été tiré grand papier, avec portrait-frontispice signé André Rouveyre, présentait un attrait supplémentaire : « Une enveloppe autographe (recto avec 2 timbres de 5 centimes) avait été montée en tête de l’ouvrage présenté sous étui illustré par l’affichiste en vogue Leonetto Cappiello, précise un bibliophile chagrin de n’avoir acquis cette pièce unique. La lettre est adressée à Madame la Comtesse de Coligny-Châtillon, Villa Baratier, Saint-Jean-Cap-Ferrat. Le cachet de la poste indique : Nice 29-11-1914. »
C’est néanmoins un prix assez bas pour tel ex-libris in-12 estimé 1.100-1.200 euros, ainsi parti à sa valeur de base. Car l’enveloppe était vide… Il était donc illusoire d’espérer atteindre les 4.000 euros d’une lettre autographe signée « G. de Kostrow. » (Kostrowitzky) adressée à la poétesse Mireille Havet, datée du 20 juin 1915.
L’engagement au front
Que se passe-t-il le 29 novembre 1914 pour qu’Apollinaire envoie une missive à la comtesse Louise de Coligny rencontrée un mois plus tôt à Nice ? « C’est par cette lettre qu’Apollinaire annonce son engagement au front », précise le collectionneur apollinarien.
En effet, depuis cette rencontre fortuite dans un restaurant niçois, -chez Bouttau-, Guillaume fait une cour assidue à la jeune femme qui lui marque une indifférence crasse, sinon allongée sur la natte pour fumer de l’opium à ses côtés.
Corps libéré, cheveux « comme une mare de sang », la piquante parisienne Louise de Coligny-Châtillon séjourne chez sa cousine par alliance Edmée Dedons de Pierrefeu, Villa Baratier, à Saint-Jean-Cap Ferrat. Toutes deux sont infirmières bénévoles à l’hôtel Ruhl, à Nice.
Quant à Apollinaire, s’il écrit sans relâche à cette jeune comtesse frivole éprise de modernité, la guerre qui vient de commencer le taraude. Elle n’a rien d’un paradis artificiel. En un éclair, des milliers de soldats sont tombés sur les fronts de l’Yser et de la Marne. Guillaume Apollinaire souhaite s’engager dans les forces françaises. Seulement, il ne possède pas la nationalité française : il doit être naturalisé.
Le 29 novembre, il entreprend de nouvelles démarches pour s’engager au bureau de recrutement de Nice. Et ce même jour, il écrit à Louise, ne voulant continuer à la servir sans l’espoir du « bonheur fou ». Il lui annonce son enrôlement. Le 5 décembre, il sera affecté au 38ème Régiment d’Artillerie de Nîmes. La fameuse lettre va ébranler Louise de Coligny. Deux jours plus tard, Lou rejoint Kostrowitzky à Nîmes. Jusque mi-février 2015, la « tubéreuse de Nice » sera l’objet de l’amour fou de Guillaume Apollinaire et l’inspiratrice des « Poèmes à Lou ».
Dominique Legrand
Site : http://www.ferraton.be
-21 décembre 2017
Exposition
Le monde onirique de Léopold Survage
A 79 ans, Survage réalise une fresque monumentale pour le Palais des Congrès de Liège. Inauguré en 1959, ce défi total fait partie de la rétrospective consacrée au peintre abstrait, à La Louvière.
Un flanc ancré en bord de Meuse, le Palais des Congrès dont la construction a débuté en 1956 se profile comme un phare à l’extrémité du parc de La Boverie. L’œuvre du groupe d’architectes L’Equerre ne serait qu’un vaisseau-amiral sans âme destiné à accueillir 1.500 congressistes en marge de l’Exposition universelle de Bruxelles si, comme au Lycée Léonie de Waha, les architectes n’avaient fait appel à un panel d’artistes avant-gardistes pour mettre en valeur leurs prouesses fonctionnalistes de fer, de verre et de béton. Fort d’un budget équivalent à 1.700.000 d’euros, le poète et écrivain liégeois Georges Linze se met en quête d’artistes « jouissant d’une réputation indiscutable », conformément aux décisions des conseillers communaux.

Parmi ceux-ci, Léopold Survage va réaliser une fresque de 25 m/5 m destinée à décorer le mur du fond de la grande salle des Fêtes. Pax, paix en latin, est une fresque narrative colossale dans laquelle l’artiste, né en 1879 dans une famille dano-finnoise installée à Moscou, reprend comme un résumé testamentaire tous les objets-symboles de sa pensée poétique. Il y reprend aussi la caséine qu’il va chercher à Ischia, une émulsion qu’il utilise depuis les années 30 pour son fini mat. Utilisée autrefois à Pompéi, cette technique durable ne connaît aucun repentir! Composée de rythmes et de couleurs, de figures humaines et d’architectures aux plans rigoureux, de scènes narratives et de symboles métaphysiques, cette immense féérie permit aussi l’improbable rencontre de deux hommes.
A La Louvière, le MILL (ancien musée Ianchelevici) célèbre cette amitié née il y a bientôt 60 ans entre le sculpteur Ianchelevici et le peintre Léopold Survage. Ils s’étaient rencontrés sur ce chantier du Palais des Congrès où chacun réalisait une œuvre publique d’envergure. C’est dire si l’exposition « Survage, abstrait ou cubiste? » se devait de rendre une large place documentée à l’épisode liégeois.

Sa série des Rythmes colorés qu’il veut transposer au cinéma, sans succès, constitue une des premières explorations de la toute jeune abstraction. Il participe ensuite au mouvement cubiste de manière tout aussi révolutionnaire. Le peintre cherche à développer autrement les avancées de Braque et de Picasso. Il délaisse leurs tons gris-beige pour une couleur joyeuse et applique audacieusement au paysage la frontalité de la perspective ainsi que la décomposition des plans. La Méditerranée qu’il découvre en 1915 apporte à ses représentations de villes la lumière et la chaleur des couleurs acidulées. Il s’approche de l’onirisme du Surréalisme en des thématiques qui rappellent parfois celles de De Chirico. Dès 1922, il travaille pour les Ballets russes de Serge de Diaghilev et exécute les décors et les costumes de l’opéra-bouffe de Stravinski, Mavra, d’après un conte de Pouchkine. Il réalisera également un projet de décor pour l’École des Femmes à la demande de Louis Jouvet.

A partir de 1925 jusqu’en 1932, Survage se rend souvent à Collioure et en Catalogne. La puissance de la lumière l’amène l’amène à structurer l’espace. Une gamme de tonalités sourdes, d’ocres et de noirs puissants durcissent ses peintures qui, ensuite, se doublent d’une dimension mystique nettement moins intéressante dont il ne se départira plus, malgré un retour aux tons joyeux dans les dernières années de sa vie.
Léopold Survage décédera à Paris en 1968, à l’âge de 89 ans, laissant ouverte la question « abstrait ou cubiste? », plutôt un maître de l’art moderne des années 30, ayant traversé tous les mouvements d’avant-gardes avec ce langage pictural propre que l’on redécouvre au fil d’une cinquantaine de toiles, un ensemble rétrospectif issu de musées et de collections privées. Le parcours défini par le commissaire d’exposition Daniel Abadie illustre l’éternel défi de Survage : pratiquer un art sans aucun réalisme tout en créant des images humainement perceptibles.
Dominique Legrand
Exposition « Léopold Survage, abstrait ou cubiste? », MILL – Musée Ianchelevici, place Communale 21, La Louvière, jusqu’au 14 janvier 2018. Catalogue 30 euros. http://www.ianchelevici.be.
